Agriculture : qui fait la loi et dans l’intérêt de qui ?

La loi d’orientation agricole qui se débattait à l’Assemblée nationale au printemps dernier est encore en suspens. Votée le 29 mai par les députés, elle a été transmise au Sénat mais elle n’est pas allée plus loin dans le parcours législatif pour cause de dissolution. Ce n’est pas une grande perte car cette loi consacrait un certain nombre de reculs poussés par la FNSEA qui avait détourné la colère légitime des agriculteurs et agricultrices. Ces derniers voulaient vivre de leur travail et Arnaud Rousseau en a déduit qu’il fallait assouplir les règles environnementales (voir notre article Vivre de son travail, et pas en mourir).

Profitant du long flottement de l’été, la FNSEA et les JA ont carrément écrit eux-mêmes un projet de loi qu’ils comptent bien faire déposer par leurs députés zélés. Il a été présenté à la presse le 29 août (Projet de loi Entreprendre en agriculture).

La philosophie générale de ce projet est exposée dès les premières lignes : « La multiplication des entraves à l’activité quotidienne et l’empilement irraisonné de contraintes et d’injonctions contradictoires doivent cesser et laisser la place à une nouvelle approche, qui privilégie l’engagement à la norme ». En clair, ce qui entrave l’activité des agriculteurices aujourd’hui, ce qui provoque tant de faillites et de découragement, voire de suicides ce ne sont pas les traités de libre-échange, ce n’est pas la toute puissance de l’agro-industrie, ce n’est pas la concentration du foncier etc…etc… non, ce serait les normes environnementales !

Nous avons lu pour vous ce projet de loi et sélectionné quelques pépites. Nos commentaires sont en italique.

Promotion du modèle des bassines

L’article 1 prévoit que « les projets de mobilisation et de stockage de la ressource en eau soient reconnus d’intérêt public majeur dans certaines conditions ».

Autrement dit un juge pourra s’appuyer sur cette notion d’intérêt public majeur pour autoriser une megabassine qui ne serait pas validée par des études scientifiques pilotée par des établissements publics comme les études HMUC (Hydrologie, Milieux, Usages et Climat) pourtant indispensables si on ne veut pas transformer ces bassines en facteurs aggravant la sécheresse. Voir le guide pour démêler le vrai du faux sur ces bassines réalisé par BNM.

Abandon du principe de précaution

L’article 5 prévoit une « véritable politique de lutte contre les surtranspositions ». « Il convient, en ce sens, de repenser la nécessaire conciliation de l’usage de l’eau, de renforcer la politique de gestion des risques et de décliner juridiquement le principe “pas d’interdiction sans solution” pour un usage raisonné des produits phytosanitaires », principe que la FNSEA veut inscrire dans le code rural (article 10).

La conciliation de l’usage de l’eau est claire et déjà tranchée par la Directive Cadre Eau (DCE) : priorité doit être faite à l’alimentation humaine et à la préservation des ressources destinées à la consommation humaine. A l’heure où de nombreux captages d’eau polluée aux pesticides doivent être fermés par les collectivités comme à La Rochelle (voir ici) il n’est pas question d’abandonner ce principe mais plutôt de le rendre incontournable.

Quand au principe « pas d’interdiction sans solution », il est scandaleux en lui-même. Cela voudrait dire que sachant qu’un produit est trop dangereux pour la santé ou la biodiversité, on en maintiendrait l’usage « quoi qu’il en coûte ». C’est non seulement immoral mais en plus impossible juridiquement car cela exposerait l’Agence de sécurité sanitaire (Anses) qui donne les autorisations de mise sur le marché à des recours pour non application du principe de précaution. Ce qui a déjà eu lieu comme le rappelle un professeur de droit dans cet article.

Cette idée que la France ferait de la surtransposition, c’est à dire de la surenchère par rapport à la réglementation européenne est une fable propagée par la FNSEA. Pour le débusquer, l’ONG Générations Futures a récemment fait un rapport sur le sujet. Il montre que sur les 453 substances actives approuvées par l’U.E., la France est dans le peloton de tête de ceux qui en autorisent le plus !

Mise en cause de la démocratie de l’eau

L’article 9 admet qu’il faut « prioriser la protection des zones humides » inciter à « protéger les aires d’alimentation de captages d’eau potable ». Mais il prévoit aussi de « revoir les équilibres dans les instances de gouvernance de l’eau », de « mieux cadrer les documents de planification que sont les SDAGE et les SAGE » et de permettre aux départements d’intervenir pour … des travaux d’hydraulique en vue de l’irrigation.

Les Schémas directeurs d’aménagement et de gestion de l’eau (SDAGE) sont élaborés à l’échelle de chaque bassin versant par des comités de bassin composés d’une représentation large de toutes les catégories d’acteurs de l’eau. Vouloir donner la main à des instances politiques comme les départements sur la logistique d’irrigation c’est vouloir échapper à cette démocratie de l’eau qui, bien qu’imparfaite, a le mérite d’exister.

Mise en cause de la démarche scientifique

Concernant les autorisations de mise sur le marché (AMM) des pesticides l’article 10  prévoit carrément de modifier le fonctionnement de l’ANSES, notamment de son comité de suivi des AMM et pour qu’elle prenne en compte dans ses évaluations, les « avancées technologiques ».

L’article prévoit aussi la suppression du dispositif de conseil stratégique phytosanitaire obligatoire et l’abrogation de la séparation des activités de vente et de conseil en matière de pesticides (séparation prévue par la loi Egalim et jamais vraiment mise en place). Il intègre une compensation pour l’instauration des zones de non-traitement « riverains ». Enfin, il vise une autorisation de la pulvérisation par drone.

Rappelons que l’ANSES est une agence scientifique qui donne un avis relativement éclairé et grosso modo à l’abri des tentatives de lobbying (même si cette indépendance a parfois été chahutée). Vouloir la dessaisir des AMM c’est forcément redonner la main à des instances ministérielles. La France a pourtant de tristes souvenirs quand, en 1972, Jacques Chirac alors ministre de l’agriculture signait la première autorisation de mise sur le marché du chlordécone, pourtant refusée par la Commision des Toxiques comme on l’appelait justement à l’époque. Il condamnait par la même occasion la santé de la population antillaise et son environnement à une pollution sans précédent. En 1975 le produit est interdit aux États-Unis après l’accident de Hopewell mais continue d’être autorisé en France. En 2019, 26 ans après l’arrêt de son utilisation, les Antilles sont détentrices du record du monde des cancers de la prostate par habitant ! Notons aussi que le choix de la nouvelle ministre de l’agriculture ne garantit pas qu’elle sera plus indépendante des lobbies que Jacques Chirac en son temps : Annie Genevard est totalement en phase avec les revendications de la FNSEA et sa nomination ressemble même à un triomphe du camp productiviste.

Droit de polluer

L’article 36 vise à introduire « un droit à l’erreur » en « dépénalisant les infractions non-intentionnelles ou commises par négligence simple relatives à la destruction d’espèces protégées ou à la pollution des cours d’eau » .

On reste sans voix. Alors que l’on découvre peu à peu la pollution catastrophique de nos nappes, alors qu’un tiers des eaux potables sont polluées par un métabolite du chlorothalonil (fongicide commercialisé par Syngenta), alors que d’autres polluants qui n’étaient pas recherchés jusque là comme les PFAS (souvent d’origine industrielle) ou le TFA (que l’ont retrouve autour des usines produisant des dérivés fluorés utilisés comme substances de base pour la fabrication de médicaments et de produits phytosanitaires) se retrouvent partout, l’urgence n’est pas de protéger les pollueurs mais bien de protéger notre ressource en eau.

Conclusion d’APHG

Les malheurs du monde agricole s’accumulent ces derniers temps :

  • Les maladies qui se sont abattues sur le cheptel bovin et ovin par exemple, comme la fièvre catarrhale ovine ou la maladie hémorragique épizootique ne sont pas provoquées par un surcroit de normes environnementales
  • Les dégâts causés par les pluies sur les récoltes de cette année (céréales, vignes, prairies) ne sont pas dues à des excès de précautions écologiques mais au contraire à un dérèglement climatique provoqué par plusieurs facteurs dont l’agriculture industrielle (voir les rapports du GIEC)
  • Les problèmes liés à l’exportation de nos productions agricoles ne sont pas dus à une surtransposition mais bien à des traités de libre-échange qui ne protègent pas la production locale
  • La mévente des vins de Bordeaux n’est pas due aux militants anti-pesticides comme on l’entend parfois mais bien, selon les experts, à une sur-production dont on peut d’ailleurs identifier les responsables.
  • Les maladies comme les lymphomes non hodgkiniens (LNH), le myélome multiple, le cancer de la prostate, la maladie de Parkinson, les troubles cognitifs, la bronchopneumopathie chronique frappent davantage les agriculteurices et leurs familles que le reste de la population. L’INSERM a démontré l’existence d’un « lien fort » entre ces maladies et l’exposition aux pesticides (rapport de 2021 en ligne ici).

Nombreux sont les paysans et paysannes qui savent tout ça et sont en désaccord avec les fables de la FNSEA et des JA. Espérons qu’ils et elles sauront faire entendre leur voix aux élections professionnelles de janvier 2025. Il en va de l’intérêt général.

novembre 2021, Mauzé sur le Mignon